CHAPITRE IV

 

Éric était assis, confortablement, dans une vaste salle qui, il venait de l’apprendre, était le carré, le lieu de réunion des officiers de l’astronef.

Car, après l’avoir prié avec amabilité de les suivre, les Syrax l’avaient conduit là, lui avaient offert un siège et amené devant lui une coupe où scintillait un élixir rutilant, à paillettes dorées. Et les Syrax avaient levé leur verre en hommage, selon un rite bien connu sur la Terre mais que les relations intermondes paraissaient avoir répandu.

Le jeune homme était ébahi. Il s’attendait à tout, sauf à pareille réception.

Cependant, il demeurait sur la défensive. Pouvait-il oublier qu’il venait de voir mourir son maître Baslow, sans douter un seul instant du traitement abject qui lui avait été infligé ?

Dans ce « carré » on avait amené un certain nombre d’éléments récupérés à bord du cosmocanot que Flower avait fait évacuer depuis l’épave de l’île spatiale.

Éric, de cela, n’était pas tellement surpris.

Tout était en fort mauvais état : la sphère prismoïde, un écran, le seul qui ait été ramené depuis le labo de l'inter, enfin la dynamo (appartenant d’ailleurs au matériel du cosmocanot) et dont Baslow et Karine s’étaient servis au moment du départ pour susciter les fantômes qui avaient jeté la perturbation et permis aux passagers d’échapper à la vindicte des révoltés.

Éric regardait les Syrax.

Ils étaient plusieurs autour de lui, dont une seule femme. Leur type morphologique les rendait curieusement semblables et il fallait bien observer leurs faciès et leurs attitudes pour discerner quelques différences permettant de les distinguer.

Instinctivement, Éric leur donnait des numéros. Celui qui lui faisait face et devait être le commandant de bord, ou quelque chef militaire, c’était pour lui Syrax I. La femme, Syrax II. Il y avait cet autre, un peu plus grand, Syrax III. Etc.

On buvait lentement et Éric appréciait la saveur délicate de l’élixir. Il se sentait mieux, légèrement grisé. Comme il n’avait pas été convié à boire seul et que tous les Syrax avaient également goûté le breuvage d’or, il pouvait admettre qu’il n’y avait là aucune trahison.

Mais était-ce bien sûr ? Ces êtres avaient saboté l'inter, assassiné plusieurs de ses compagnons, et finalement fait périr Baslow dans la torture.

On ne parlait pas. Il voyait des sourires qui se voulaient engageants sur les faces aux lignes dures des Syrax. La femme, surtout, qui avait servi les boissons, se faisait aimable. Mais Éric la trouvait hideuse.

Une question le tenaillait : ils avaient eu un échec avec Baslow, Baslow qui lui avait révélé des choses surprenantes, mais, il en avait la conviction, était mort avant d’avoir tout dit. Sans doute le savant aurait-il pu encore éclairer son disciple sur bien des points et il regrettait amèrement cette fin prématurée. Du moins devait-il maintenant garder une prudente réserve. Car, avant tout, il importait de savoir : les Syrax avaient-ils conscience du fait que le détenteur du secret des ondes infernales, puisqu’il ne s’agissait pas du professeur Baslow, était justement lui-même, Éric Verdin ?

Syrax I reposa sa coupe.

— Éric Verdin, dit-il en spalax, d’une voix aigrelette, déplaisante, avec un rictus qui tentait de s’assimiler au sourire mais que démentaient les yeux durs, je pense que vous admettrez que la situation est trop grave pour que nous nous perdions en vaines discussions…

Il attendait une réponse qui ne vint pas. Il ne cessa pas pour cela de se départir de son amabilité vraie ou plutôt fausse :

— Nous avons besoin, un besoin impérieux, de votre collaboration.

« Bon, pensa Éric, pas d’erreur, ils savent ! »

Il garda cependant encore le silence. Syrax I reprit :

— Vous me comprenez, je pense ? Vous parlez couramment le spalax !

Éric sentait la colère monter. L’alcool inconnu le dynamisait mais, après le premier vertige délicieux, des pensées hostiles naissaient en lui :

— Je vous dirai donc, en spalax, que vous êtes de beaux salauds ! N’avez-vous pas torturé et assassiné un des plus grands savants de l’univers ? Mon maître bien-aimé… estimé dans toutes les planètes civilisées ?…

Il avait appuyé sur le terme : civilisées. Les Syrax étaient calmes, mais tous leurs regards étaient braqués sur le Terrien.

Il y eut un petit temps et Syrax I ouvrit la bouche de nouveau après avoir longuement scruté le visage du jeune homme de la Terre :

— Je déplore ce qui est arrivé… Nous ne pensions pas que le professeur Baslow allait… allait faiblir si vite, si aisément…

Éric bondit et il vit deux Syrax se rapprocher immédiatement comme pour lui interdire de se jeter sur Syrax I. Il se contint mais éructa :

— Faiblir ! Si vite ! Si aisément ! Vous l’avez livré à ces ordures qui vous servent de mercenaires ! Vous lui avez fait arracher la vie des poumons ! Et maintenant vous venez dire…

— Du calme, Éric Verdin ; du calme ! La vie d’un homme, c’est beaucoup… Mais vous savez bien que le secret des ondes infernales (ainsi les Terriens les ont-ils appelées) risque de faire basculer toutes les forces du Cosmos !

— Je le sais ! Et alors ?

— Alors, ce secret, il nous le faut !

— Le professeur Baslow ne vous l’a pas livré, ce qu’il a payé de sa vie !

Syrax I le regarda droit dans les yeux.

— Le professeur Baslow, même s’il l’avait voulu, n’aurait pas pu nous livrer ce secret… du moins en son entier. Car en fait, il n’en connaissait qu’une partie, celle sur laquelle il avait travaillé personnellement avec votre équipe. Car tout cela représente un formidable ensemble de connaissances et un seul homme ne pouvait réellement les concentrer en lui…

— Vous voyez bien !

— Mais il y a autre chose. Ne cherchez pas à nous égarer ! Un homme, un homme existe, qui possède subconsciemment cette somme scientifique. Toute une vie d’études n’eût pas suffi à l’implanter dans son cerveau. Mais le professeur Baslow s’est servi d’un système que nous ne connaissons pas et qui fait partie de ses découvertes pour réussir, en quelques heures, cette accumulation de données dans les neurones d’un seul. Et cet homme, c’est vous, Éric Verdin !

Nouveau silence !

Les Syrax étaient calmes, immobiles.

Autour d’un Éric également immobile. Mais en lui, les pensées flambaient.

Ainsi, ils savaient. Il s’expliquait aisément comment, puisque ces monstres avaient sondé le cerveau de Baslow. Ils y avaient glané un certain nombre d’éléments afférents à l’utilisation pratique des ondes infernales. Mais le principal manquait. Du moins avaient-ils su par cette intrusion dans l’esprit du malheureux savant qu’il avait inversé le fonctionnement de la machine mnémotechnique et que lui, Baslow, n’était qu’un faible comparse eu égard à Éric, lequel avait été totalement investi de la sapience correspondant à la fantastique aventure.

Le malheureux garçon était désespéré tout en cherchant à faire encore bonne figure vis-à-vis de ses ennemis.

Ils savaient ! Certes, il pourrait toujours refuser son aide, mais il serait soumis à quelque système détecteur d’ondes cérébrales et les Syrax n’auraient qu’à déchiffrer les ondiogrammes pour posséder tout ce qui était nécessaire à reconstituer le labo de Baslow.

Tout cela défila à toute vitesse dans le cerveau hypervolté d’Éric. Les Syrax, on ne pouvait le nier, aimaient les situations claires autant qu’ils ne reculaient devant rien pour parvenir à leurs fins.

 Le Terrien, face à cette race dont il ignorait jusqu’à l’existence avant les attaques contre l’île spatiale, se disait qu’il était vraiment seul, qu’il ne pouvait désormais compter que sur lui-même.

Refuser cette collaboration ? Cela lui paraissait un devoir tout tracé. Il n’était pas de ceux qui ont toujours une prévention contre les extraterrestres et savait que plus d’un peuple venu des étoiles apporte avec lui des pensées de paix, des actes bénéfiques, contrairement aux Terriens, si souvent belliqueux, animés d’esprit perpétuel de conquête.

Mais il y a, de par le monde, des malfaiteurs-nés. Les Syrax lui paraissaient être de ceux-là et il n’était pas près de pardonner le meurtre de Baslow.

Syrax I le scrutait du regard et visiblement le laissait réfléchir.

Et ce fut encore lui qui reprit le dialogue :

— Vous devez penser, Éric Verdin, que vous êtes décidé à nous contrer par tous les moyens. Et surtout par ce que vous pourriez actuellement considérer comme votre seule arme : le silence. Le refus. Mais d’autre part vous vous dites que nous avons sondé le cerveau du professeur Baslow. Donc, puisque nous savons que la masse des connaissances que nous convoitons est enfouie dans votre boîte crânienne, il ne nous est rien de plus aisé que d’aller l’y chercher par des moyens de détection que vous ne soupçonnez pas, mais dont vous ne pouvez ignorer la certitude.

Où voulait-il en venir ? Éric frissonna.

Syrax I avait cette qualité à un très haut degré : la psychologie. Il venait effectivement de résumer en quelques phrases le bouillonnement mental qui hantait Éric.

Éric qui décida de le laisser aller jusqu’au bout et apparemment Syrax I ne souhaitait que cela :

— Le professeur Baslow, vous vous en doutez, a refusé d’apporter son aide. Il se trouve que nous avions quelques renseignements. (Éric évoqua le traître mystérieux, le saboteur de l'inter.) Mais un agent peut se tromper… ou être trompé par une astuce. Ce qui fut le cas. Nous avons donc vainement interrogé Baslow, puis il a été soumis au détecteur. Et nous avons eu la surprise d’apprendre qu’il n’était pas, contrairement à nos informations, le détenteur unique du secret des ondes dites infernales… Nous avons su, toutefois, qu’il y avait un autre personnage désigné pour cela… Mais il ne l’avait pas encore nommé !

— Alors, éclata Éric, pourquoi l’avoir torturé, puisque vous saviez tout ou presque… ? Puisque…

Syrax I leva la main pour l’interrompre :

— Laissez-moi parler ! Je dois vous apprendre que notre appareil détecteur, si efficace soit-il, est d’un usage très dangereux. Pour le sujet j’entends… Commencez-vous à comprendre ?

— Baslow ne pouvait plus supporter le détecteur… Sa vie était en jeu !

— Exactement !

— Alors vous avez renoncé à ce procédé, déjà ignoble en soi et vous êtes passé à un autre, primitif, barbare, immonde… la torture !

— Vous avez parfaitement résumé la situation !

Haine, colère, dégoût passaient dans les yeux d’Éric.

Il regardait cet individu qui discutait avec froideur d’un acte abominable avec autant de sérénité que de la question la plus banale.

— Baslow n’a pas résisté, dit Syrax I. Épuisé par les épreuves, il supportait très mal le détecteur et nous avions besoin de le laisser vivre (Éric serra les poings avec rage.) pour savoir… Puisque nous ne pouvions sans danger pour lui poursuivre l’introspection du cerveau, nous l’avons ranimé, soigné…

Il fit une pause avant de conclure :

— Alors, sur son nouveau refus (il avait conscience que notre système n’avait pas pleinement donné satisfaction), nous l’avons menacé de la torture… Vous connaissez les Klis ?

— Oui, cracha Éric, ne revenons pas là-dessus !

— Mais si ! Comprenez-les ! Ils appartiennent à ce que vous nommez, vous, les Terriens, une race vampirique… Mais d’un type spécial ! Ces brutes, ce sont des sous-primaires, se délectent de la vie, mais en aspirant l’air, et ils sont friands d’air pulmonaire…

— Je sais ! Je sais ! Assez !

Syrax I se leva soudain.

— Vous avez raison ! Nous discutons un peu trop et je vois que vous prenez mal les choses… Sachez donc qu’au dernier moment nous avions lu votre nom dans l’esprit de Baslow !

— Vous êtes des assassins ! Des tortionnaires ! Des…

Éric allait se jeter sur lui. Deux solides Syrax le maintinrent.

Syrax I ne souriait plus. Son visage anguleux était hideux à voir.

— Vous savez tout, Éric Verdin ! Vous êtes donc un personnage précieux et je ne voudrais à aucun prix entamer si peu que ce soit votre vitalité. Il y a, dans votre subconscient, tout ce que nous désirons savoir…

— Livrez-moi donc au détecteur !

— C’est mon intention !

— Et je faiblirai… je périrai comme Baslow !

— Non, justement !

— Puis-je savoir pourquoi ?

— Pour une raison fort simple. Il se trouve, nous en avons souvent fait l’expérience, que le danger réside seulement dans l’utilisation du détecteur contre le bon vouloir du sujet. Ce qui s’est passé avec Baslow. L’appareil fouillait dans ses neurones, mais il bandait sa volonté pour contrer. D’où traumatisme périlleux, en plein cortex cérébral. Mais l’expérience devient sans danger, parfaitement anodine, avec un sujet consentant. Voyez-vous la nuance ?

— Parfaitement ! ricana Éric. Vous attendez mon consentement !

— Tout juste !

— Vous avez donc l’intention de me torturer si je refuse, de me livrer aux Klis… Je vous préviens que je lutterai jusqu’au bout… jusqu’à… ce que mort s’ensuive peut-être.

— Ce que nous ne souhaitons justement pas !

Éric haussa les épaules. Il ne comprenait plus, mais pressentait quelque redoutable perfidie.

Syrax I manipula un petit appareil, sur une table. Des voyants s’allumèrent.

— Veuillez vous retourner, Éric Verdin !

Presque machinalement, Éric obéit.

Il demeura sans voix, horrifié.

Un panneau venait de glisser, démasquant une autre salle attenant au carré où s’était déroulée cette cruelle conversation.

Et Éric voyait, étendues devant lui sur des couchettes où elles étaient solidement ligotées, trois femmes.

Trois femmes nues.

Karine, avec ses seins lourds, sa chair de blonde, ses beaux cheveux dorés épars. Yal-Dan, plus menue, délicate, aux formes de poupée de porcelaine, séduisante au possible avec sa petite tête un peu garçonnière, si différente de sa compagne.

Et aussi Florane. Florane, belle fille de la Terre, Florane élancée et potelée à la fois, Florane saine et sportive avec son joli teint châtain.

Offertes comme des proies, elles étaient surveillées à la fois par trois Syrax femelles, par trois Klis, ces immondes abrutis dont les bouches en trompe oscillaient, indiquant hautement leur convoitise. Les filles syrax n’étaient là, vraisemblablement, que pour leur interdire de se jeter trop tôt sur les amies d’Éric.

Un tel tableau se passait de commentaires.

Les Syrax avaient joué cette carte : le chantage. Peu soucieux d’abîmer le précieux cerveau de l’homme qui savait tout, incapables d’obtenir de lui la vérité souhaitée par la force scientifique ou la torture directe, ils lui donnaient le choix. S’il persistait dans son refus, la souffrance par les Klis serait appliquée à ces trois malheureuses dont on se servait ignominieusement.

Éric, un instant, demeura sans voix.

Lui qui avait possédé, aimé, deux de ces femmes.

Et qui découvrait Florane, innocente elle aussi. La brave, la charmante Florane livrée elle aussi au baiser répugnant, au baiser mortel des Klis.

Il ne réfléchit même plus. Il pensa, vite, très vite, qu’il faudrait bien à un certain moment trouver quelque palliatif.

Mais dans l’instant, une seule chose comptait : sauver les trois jeunes femmes.

Il ne put réprimer un soupir. Vaincu, du moins provisoirement, il voulut parler, mais cela lui fut impossible.

Il regarda tour à tour les Syrax qui l’entouraient. Puis, d’un hochement de tête, il acquiesça.